Article de René Le Théry paru dans Les Annales du Pays Nivernais (N°34, 1982) :
LA CHARITE-SUR-LOIRE - BERTRANGES. lci la ville et là , à quelques kilomètres, la prestigieuse chênaie séculaire. Quelle longue et belle histoire n’évoque-t-on pas en écrivant ces mots !
Cette histoire nous la ferons remonter à l’an 1121. C’est en effet cette année-là que la pieuse Emmengarde de Narcy exprima, au seuil de la mort, le vœu de faire don à la Vierge de la majeure partie de ses biens dont " la Grande Bertrange" qui désignait l’ensemble boisé dépendant de la Seigneurie.
Le 15 aout 1121, son époux Hugues de Til, Seigneur de Narcy, respectueux de ce vœu, remit solennellement ces biens au Couvent des Bénédictins de La Charité, la Vierge à qui était dédiée l’église du couvent se trouvant, en droit canon, propriétaire de la forêt qui fut baptisée "Bertrange Sainte-Marie".
Concrètement, ce furent donc les bénédictins de La Charité qui attachèrent, plusieurs siècles durant, leur nom à la gestion de la forêt.
En 1253, le couvent acquit, probablement par donation, les bois appartenant à Etienne de Blancafort et Agnès son épouse.
La forêt couvrait alors 6.000 arpents, soit environ 3.650 ha. Cette contenance figurait sur des lettres d’amortissement de Philippe le Bel concernant les bois dont le Prieuré possédait la justice.
Vers l’ouest, ses confins étaient sensiblement ceux des communes de Chaulgnes et de Raveau, au sud-est les bois du Prieuré bordaient ceux de Frasnay, et au nord-est les Usages de Narcy dont le Prieuré deviendra propriétaire en 1364 (Petite Bertrange). A l’est, les confins étaient ceux du massif actuel.
Durant plusieurs siècles, l’histoire forestière de l’actuel canton de La Charité fut intimement liée à cet important massif. Le régime des exploitations avait pour objectif primordial d’approvisionner en bois de feu les populations, les commerces et les industries locales car le bois fut pratiquement jusqu’à la fin du 18e siècle, la seule source de chaleur utilisée. Ces industries étaient d’ailleurs venues s’installer en périphérie de forêt, faute de moyens de communication. On pense d’ailleurs que l’implantation des forges, dont d’énormes accumulations de scories sur le pourtour de la forêt désignent les emplacements, remonte à l’époque gallo-romaine.
La compilation des archives nous apprend que cette période de l’histoire fut riche en litiges de tous ordres soulevés par la concurrence féroce des utilisateurs face à une ressource limitée. Il en découlait des contentieux interminables portant, pour la plupart, sur des interprétations divergentes des droits d’usage.
Il résultait de cette pression croissante des utilisateurs des exploitations plus fréquentes du taillis et un appauvrissement des peuplements forestiers. Nul doute que les admirateurs de l’actuelle futaie des Bertranges seront bien déçus d’apprendre qu’à cette époque, leur forêt ne formait qu’un maigre taillis-sous-futaie exploité au plus tous les 16 ans.
A ce propos, il est intéressant de signaler l’action bénéfique du grand Ministre Colbert dans la Nièvre. Elle débuta en 1659 lorsque le Cardinal Mazarin acheta la Province du Nivernais à la Maison de Mantoue qui lui devait beaucoup d’argent.
Colbert, qui était alors secrétaire de Mazarin, fut chargé de la remise en ordre du Duché et en particulier des affaires forestières qui étaient d’une grande importance dans le patrimoine ducal.
Il faut savoir que lorsqu’il fut Ministre de Louis XIV, Colbert prit la fameuse Ordonnance de 1669 ayant trait à la mise en valeur des bois du Royaume, c’est-à-dire dix ans après.
On peut légitimement penser que son expérience nivernaise servit de base à cette Ordonnance dont les caractéristiques essentielles régissent encore la forêt domaniale française.
Il en découle toutefois, de façon certaine, l’évolution au moins partielle des Bertranges vers leur structure actuelle puisque par Arrêté du 9 décembre 1687, une première réserve de 809 arpents fut créée et portée à 1.131 arpents les 5 août 1738 et 15 juillet 1739.
Les plus vieux chênes encore debout aujourd’hui dans les Bertranges datent de cette époque. Ils sont très exactement les recrues d’une exploitation s’étant échelonnée entre 1740 et 1748.
Ainsi donc, le promeneur curieux doit savoir que l’âge des chênes qui subsistent près du Rond de la Réserve [Rond Saint Vincent] (parcelles 43,
44… en cours de régénération) s’échelonne entre 190 et 240 ans. Ces chênes séculaires, trop vieux pour être maintenus sur pied, laissent progressivement place à de jeunes semis annonciateurs de magnifiques futaies dans deux siècles. C’est la règle fondamentale en forêt que de rendre au futur ce qui a été légué par le passé.
A la Révolution, les biens du Prieuré furent nationalisés sans grands dommages pour la forêt, mais il fallut attendre l’Ordonnance Royale du 2 novembre 1838 pour voir officialiser la conversion en futaie sur une partie du massif. La futaie actuelle résulte du travail assidu et de la conviction des générations de forestiers fonctionnaires qui ont lutté durant plus d’un siècle vers l’objectif que nous apprécions aujourd’hui. Ils rencontrèrent sur leur chemin beaucoup d’incompréhension et même d’hostilité notamment des populations locales qui préféraient l’objectif à court terme du petit bois.
En 1980, le Canton de La Charité est toujours parmi les plus forestiers de la Nièvre puisque son taux de boisement atteint 43 %. Mais il existe une grande disparité quant à la répartition forestière. Dans les communes limitrophes de la Loire et traversées par la RN 7, la forêt est pratiquement absente : 23 ha à La Charité, soit un taux de boisement à peine supérieur à 1%, 66 ha à La Marche, 51 ha à Tronsanges. Par contre, la forêt domine sur le plateau : 2.703 ha à Raveau soit plus de 75 %, 1.964 ha à Beaumont-la-Ferrière : 70 %.
Le chêne est le roi de toutes ces forêts, un chêne de très haute qualité. Avec le massif des Bertranges, le Canton de La Charité possède une forêt d’une exceptionnelle richesse tant économique que touristique. Les grumes de chêne sont très recherchées pour l’ébénisterie et aussi la fabrication de merrains de haute qualité destinés aux vignobles les plus prestigieux : Cognac, Bordelais.
Mais, à l’exclusion des merrains, qui sont en majorité fabriqués sur place, la plupart des bois d’ébénisterie sont exportés vers d’autres régions et même, le plus souvent, vers l’étranger après avoir été parfois sciés dans des scieries du département. Une importante source d’emploi échappe ainsi à la Nièvre.
Car une forêt équilibrée et vaste comme celle des Bertranges, la plus belle du département, doit être une source considérable de richesses économiques et touristiques.
Nul doute, à la lumière des tensions économiques qui marquent l’horizon international actuel, que le massif des Bertranges forme un atout majeur pour l’avenir du canton de La Charité-sur-Loire.